POURQUOI LE CHEMIN DE COMPOSTELLE
Eh oui, pourquoi ? Pourquoi se charger d’un sac à dos, pourquoi marcher par tous les temps et aussi longtemps ?
Le chemin de Compostelle attire beaucoup de gens, ceux qui trouvent le courage de le commencer et ceux qui trouvent seulement le courage d’espérer qu’il pourra commencer un jour.
J’entends beaucoup de nos contemporains évoquer l’idée de parcourir ce chemin un jour dans leur vie, sans qu’ils puissent comprendre eux-mêmes la puissance d’attraction de ce drôle de chant des sirènes. Un mobile puissant doit pourtant préexister déjà en nous, bien avant de démarrer cette étrange Odyssée, et pourtant quand on demande aux gens pourquoi ils ont envie de partir, on se rend bien compte que leur conscience n’a pas accès à cette information.
Avec ma compagne nous avons suivi le chemin qui part du PUY EN VELAY pendant 7 ans et nous sommes arrivés à Santiago en aout 2020. Cette année, nous réalisons le parcours depuis la maison jusqu’au PUY.
Vous avez dit logistique ? Alors, oui, évidemment, ce chemin-là est tellement fréquenté qu’on peut compter sur une logistique extraordinaire, avec des hébergements et des restaurants omniprésents, des bénévoles qui organisent des pauses, un balisage à toute épreuve…
Beauté des paysages ? D’abord le chemin n’est pas toujours beau, parfois on passe sous un pont autoroutier, parfois on suit un chemin blanc tout droit sur 20 km, parfois on est au milieu des champs de maïs et il pleut… Mais oui, souvent les paysages sont beaux, mais ils sont beaux également dans plein d’autres endroits accessibles en voiture…
L’intensité spirituelle des lieux et des édifices anciens ? Effectivement, la cathédrale du PUY ou le cloitre de MOISSAC, souvent l’œuvre de nos frères opératifs, semblent produire une présence peu commune, un mélange d’intensité spirituelle et de légèreté, comme une vibration à la fois très perceptible et très subtile. Il est toutefois possible que ces expériences ne soient que le résultat d’autosuggestions liées au silence du lieu, à l’ivresse de la fatigue, ou simplement à l’envie que nous pouvons légitimement ressentir d’éprouver une sorte d’état mystique dans des lieux chargés d’autant d’histoires et de symboles.
Les rencontres ? Oui, effectivement, on rencontre souvent des profils tout à fait singuliers sur le chemin. On a connu des moments de partages vraiment privilégiés, souvent très mystiques parfois plutôt sportifs. La question du pourquoi du chemin rencontre souvent des réponses évasives car les gens ne trouvent en général pas les mots pour le dire. La rencontre existe sur le chemin, mais elle existe aussi dans plein d’autres lieux plus facilement accessibles.
« Buen camino ! » C’est une expression que vous entendrez des centaines de fois lorsque vous aurez passé la frontière espagnole. Parfois ça peut agacer de l’entendre 20 fois par jour, mais souvent on ressent la fraicheur et l’émotion de celle ou celui qui le dit. Une sorte de connivence, un geste de reconnaissance, un clin d’œil à mi-chemin entre les cailloux du chemin et l’éternité du ciel.
Du coup, on ne sait toujours pas… Tout cela nous a amené à penser que le sujet était sans doute trop vaste pour supporter le carcan étroit du langage et des mots. Un peu du même genre que la question : « pourquoi on est tombé amoureux ? ».
On a beau éplucher tous les arguments visibles, descriptibles par des mots, on s’aperçoit que plein d’autres gens répondent aux critères énoncés, et en définitive, on ne peut finalement répondre, comme Montaigne que « c’est parce que c’était [elle] et parce que c’était moi ».
Il semble dire en gros, « je suis certain du truc, ça me parait évident, je le vois très clairement à l’intérieur de moi, mais quand je cherche les mots pour le décrire, tout Montaigne que je suis, eh ben… je ne les trouve pas ». Ça se situe dans un monde où les mots n’ont pas leur place. Il est un endroit où y a des trucs qui se passent, et où les mots deviennent de très mauvais serviteurs.
Ce monde-là est tellement important que pour contourner la difficulté du langage et en exprimer la quintessence sans le secours des mots, on utilise le langage complexe des symboles. Ces symboles qui enseignent ce qu’aucune autre méthode ne pourrait transmettre.
Il me semble que le rythme donné par la marche, la récurrence des gestes de chaque jour, la lenteur de l’enchainement des pas, la confrontation aux éléments, nous remettent en phase avec notre physiologie, la physiologie de base des humains.
Nos sociétés ont donné au mental une puissance démesurée sur la gestion de notre quotidien. Et en particulier, par exemple, le pouvoir de forcer notre rythme naturel. Avec la marche, j’ai l’impression que nous inversons le processus, et que c’est notre intériorité qui reprend les rênes. Le mental comprend, mais notre intériorité, cet endroit où les mots n’existent pas, connait. Il me semble que le rôle de cette intériorité est de définir nos stratégies de vie, et que le rôle du mental est seulement de les mettre en œuvre.
La lenteur de la marche permet, j’en suis persuadé, de rétablir ce rythme fondamental, comme la lumière du jour synchronise notre rythme circadien. Le mental redevient le serviteur et l’intériorité redevient le maitre. Cette remise en phase m’apparait n’advenir qu’après plusieurs jours de marche consécutifs.
La matérialité et la spiritualité au même moment ? La fatigue des jambes, les douleurs de la marche, la beauté de ce qui nous entoure, notre esprit qui peut prendre le temps de s’habituer aux changements de lieux… nous sommes dans l’instant présent quasiment en permanence. Nous devons écouter notre corps et la longueur du chemin nous oblige à en prendre conscience vraiment.
Le mental semble indépendant du corps, alors que l’intériorité (le vrai mot est difficile à trouver) semble constituée à la fois de l’esprit et du corps, sans limites entre les deux. La marche serait en quelque sorte une résolution de cette dualité apparente.
Le rythme de l’esprit ? Il me semble que cette synchronisation avec notre rythme physiologique conduit naturellement à une mise en phase du rythme de l’esprit. Nous pouvons alors laisser les besoins de l’esprit s’exprimer, comme s’expriment ceux du corps.
Le rituel de la marche répétée chaque jour, peut se rapprocher de celui que nous pratiquons en loge où nous nous donnons un temps hors du temps, un temps sacré. La mesure du temps n’y existe plus à l’aune de nos outils mentaux habituels.
Sur le chemin, nous marchons bien souvent 6 à 7 heures par jour, ce qui peut sembler long à ceux qui ne sont pas habitués. Mais quand on le vit dans ce temps hors du temps, on ne ressent pas les heures de la même façon, alors même que la fatigue nous rappelle à l’ordre quand cela devient nécessaire.
Nous avons constaté une réelle dépendance au rythme du chemin, il semble donc qu’il existe un lien direct avec quelque chose d’essentiel.
Prise de conscience ? Oui, il me semble avoir connu des prises de conscience sur le chemin. Mais bon, comme ce genre d’évènement ne s’exprime que difficilement par des mots, le message d’origine sera forcément perverti. Tant pis, je me lance.
Par exemple, la vacuité du « je » : quand je lisais des livres de tradition bouddhiste, j’étais comme effrayé par la perspective de ce « je », qui n’aurait aucun fondement. Une sorte de hantise incontrôlable de l’absence réelle de l’individualité… Les bouddhistes disent en gros (en très très gros) que nous serions des bouteilles d’eau dans la mer, et que globalement l’individualité est une illusion, que nous sommes tous « un morceau de mer ». Lors d’une des étapes de Galice, j’ai eu l’impression qu’une bascule se produisait, tout en douceur, avec une sorte de confiance sur ce sujet, voire comme une compréhension inconsciente de l’intérêt de cette absence du « je », comme si ça devenait naturel et même désirable.
Je ne peux bien entendu pas être certain que la cause unique de cette prise de conscience soit la marche sur le chemin. Peut-être que la méditation y est également pour quelque chose… Je ne suis même pas certain que cette prise de conscience ne soit pas elle-même une illusion. N’empêche, plusieurs fois des expériences du même genre sur le chemin m’ont donné la sensation d’avoir avancé sur je ne sais quel parcours intérieur.
Je suis bien entendu persuadé que le chemin propose une résonnance différente à chacun d’entre nous. Je vous ai fait part d’une partie de la mienne, et bien entendu, je vous conseille vivement de prendre votre sac à dos pour suivre à votre tour ce magnifique chemin.
La spiritualité me semble être moins le résultat d’un enseignement que celui d’une expérience, d’un vécu. A chacun son chemin... ULTREÏA !