ECHANGE

Publié le par Thierry

15 ans que mon vieux père est mort… le temps s’est effacé, les souvenirs ont embellis ce qui ne fut jamais qu’une série d’instants présents.

Comme si ce temps n’avait été qu’une chimère, une apparition délirante.

Un père, un fils, les expériences banales du chemin, pourtant si singulières pour qui les a vécues, pourtant si magnifiques ou cruelles pour les humains qui les ont portées.

Un temps si long dans l’écoulement des présents d’alors.

Ces heures me semblent si proches, j’y vois des monuments gigantesques dans ce qui ne me semblait alors que banalités imperceptibles.

Pendant tous ces maintenant, pendant tous ces aujourd’hui, nous étions dans l’inconscience de cet élixir précieux qui imprègne trop discrètement les jours et qui aux temps d’après devient le souvenir.

Il trahi pourtant le temps d’alors, il n’est que l’empreinte des pas que la course des heures a laissé sur le chemin.

Tout comme la ruine n’est qu’une misérable esquisse de ce que fut l’édifice, et ne reflète pas la beauté sublime présente au cœur de ceux qui l’ont bâti.

Le souvenir est un mystérieux processus qui tente de graver dans la pierre la grâce du papillon, un instant de complicité ou la brise fraiche d’un soir.

Comment éprouver la douceur d’un soir en regardant une pierre ?

Dans cet exercice de trahison, notre esprit doit raconter une histoire, produire un spectacle pour que nos yeux d’aujourd’hui puissent ressentir ce que notre conscience d’alors n’avait pas perçu.

Tu étais mon père, et toutes ces années de vie mélangée ne nous ont pas permis de percevoir l’intimité de l’autre. Du moins, l’ai-je cru à l’époque…

J’ai cru intensément que l’empilement de tant de générations de paysans lozériens n’avait laissé aucune trace de transmission dans nos cœurs.

J’imaginais alors que tout passait par le canal de la parole échangée qui je le sais maintenant, n’habite que la surface des choses.

La parole est un bien pauvre serviteur de la vérité.

Je n’ai pourtant pu échapper à cette illusion absolue qui fait croire que la communication n’existe pas sans le secours des mots : Rien n’est dit, alors rien n’est transmis.

Quel est ce sourire étrange et bienveillant qui éclaire nos visages au moment de la perception consciente de nos erreurs passées ?

Depuis, je chemine dans l’espoir d’une communion inconsciente qui a vu le jour par la seule présence à l’autre, le partage d’un temps ordinaire rempli de non-dits sur le chemin de la fin d’un monde.

Je sentais ce pays terrible illuminer ses yeux chaque jour un peu plus.

Il avait fini par aimer ces contrées qui ne m’inspiraient à moi que la peur et le néant.

Le sens de l’existence ? Cette énigme éternelle partagera-t-elle un jour le langage commun de nos consciences humaines ?

Cette chanson lancinante du doute présente à mon esprit depuis toujours parviendra-t-elle à dissiper le troublant brouillard du pourquoi éternel ?

Est-il nécessaire qu’elle le fasse ?

Avait-il du courage, ou bien ces contrées irréversibles étaient-elles devenues pour lui un jour, aidées par la lassitude d’un chemin devenu trop long, une destination souhaitable ? Une promesse de délivrance de la vie ?

Un jour cette promesse l’a emporté, je l’ai lu dans ses yeux, il était déjà sur l’autre rive et ne savait pas comment me dire adieu.

Il prenait soin de ma peur alors que la sienne avait déjà disparu, il avait décidé d’entreprendre ce voyage qui mène à l’oubli…

C’était un désir et même un apaisement, on aurait pu croire que ce voyage était sa vraie liberté, peut-être même la seule que la vie lui ait apporté.

La beauté enfin présente, la matérialité du monde qui fusionnait avec l’éternité d’un futur infini et désirable.

Je ne suis plus triste… mon esprit voyait une fin à l’endroit même où lui, il commençait un voyage…

C’est un moment où tout s’effondre, où l’avant et l’après deviennent deux ennemis absolus, le moment où le petit garçon réalise que la puissance absolue bien cachée tout au fond de son regard d’enfant disparait dans le néant avec le géant qui en était l’essence.

C’est à ce moment-là, quintessence de la finitude et de l’infinie tristesse, que par je ne sais quel messager, mon vieux papa, sans parole et même sans geste, tu m’as donné la force de devenir moi-même.

La force de ne plus pouvoir accepter d’être celui que je ne suis pas.

Un long chemin commençait pour moi, à l’endroit même où s’achevait le tien.

Un long chemin qui m’a permis d’aller à ma rencontre. C’est étrange, je ne te connaissais pas vraiment, et ton départ m’a pourtant permis d’approcher l’intimité de l’humain que je suis.

Quelle douceur que d’accepter, même trop fugacement, d’être celui qu’on est.

Quel bonheur ais je éprouvé ce 22 septembre 2009 (le chemin a été long) simplement en constatant que je n’étais pas aussi bien que je le croyais, voire parfois totalement minable, après une séance de psychothérapie que je n’oublierai jamais.

Je dois les meilleures heures de ma vie au fait d’avoir réellement accepté de voir chez moi ce que je pensais être totalement désespérant.

Aujourd’hui j’ai soigné cette partie-là qui n’était finalement pas si désespérante.

J’en souris maintenant, mais cette expérience a constitué le premier pas d’un long pèlerinage dont je ne connais pas la destination et qui m’apporte une joie d’une profondeur exceptionnelle. 

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